Nathalie Marchak
Profession : Réalisatrice, Scénariste
Nationalité : France
Formation : Maîtrise de Droit Panthéon-Assas & ESSEC & LL’M Université de Droit de Harvard, US
Formation artistique: Ecole d’Art Dramatique Périmony, Certificate of filmmaking (New York University) & Formation sur le scénario (Ecole Louis Lumière)
Date et lieu de l’interview : 12 février 2024 à Paris
Photography : Sylvie Castioni
Interviewée par Anne Crémieux et Delphine Letort
Anne Crémieux : Peux-tu nous raconter un peu ton parcours ?
Nathalie Marchak : J’ai commencé ma carrière en pensant que je voulais être comédienne. Il ne m’était pas venu à l’idée que je pouvais écrire et réaliser des films. Il y avait peu de peu de modèles dans le monde du cinéma. Mon premier contact avec le cinéma s’est donc fait par le jeu, l’interprétation. J’ai suivi mes premiers cours de théâtre aux États-Unis où je suis partie en séjour d’été. J’y ai rencontré une copine qui était et elle m’a appris qu’il y avait des ateliers théâtre à l’École Alsacienne à Paris, où elle allait. A mon retour en France, j’ai réussi à m’incruster dans cette école en racontant que mes grands-parents y avaient été à leur arrivée en France. J’ai passé une audition avec l’enseignant de l’atelier théâtre et il m’a prise pour l’un des rôles principaux du Don Juan de Tirso de Molina – une pièce que l’on a jouée sur la scène du Trianon à Paris. C’était ma première expérience. J’y ai repensé récemment après avoir entendu l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche parler de son histoire. Après la première représentation, toutes les jeunes comédiennes âgées de 15 et 17 ans devaient aller saluer le directeur de l’atelier. C’était un gros monsieur, un peu ogre, et il nous embrassait chacune sur la bouche le soir de la première. Je me souviens avoir été déstabilisée (« c’est quoi ce truc ? »), mais ça faisait partie de la tradition à laquelle on ne dit surtout pas non parce qu’on n’en a pas le droit.
Après j’ai passé mon bac et j’ai accepté de m’inscrire en droit comme le souhaitaient mes parents à condition que je puisse suivre les cours d’art dramatique de Jean Périmony en parallèle de mes études. Jean Périmony est le premier à m’avoir dit « toi, tu seras metteur en scène » : alors que la plupart des comédiens partaient après leur passage, je restais regarder les autres élèves passer sur scène. Quand j’ai terminé mes études de droit et dit à mes parents que je voulais être comédienne, ils m’ont poussée à passer un autre diplôme. J’ai eu Science Po et l’ESSEC. Je me suis dit que je n’aurais jamais assez de temps pour faire du théâtre si je faisais Science Po, j’ai donc choisi l’ESSEC dont l’emploi du temps était plus aménageable. Après cette formation, j’ai joué pendant 6 mois sur la scène du plus petit théâtre de Paris, le Théâtre des 3 Bornes. Il y a eu des moments difficiles. Certains soir, on donnait tout pour deux spectateurs dans la salle ! Je me suis rendu compte de la difficulté du métier. J’éprouve une admiration sans bornes pour les comédiens. C’est très difficile de jouer et de vivre avec une troupe de théâtre qui voyage partout en province.
Ensuite, j’ai passé des essais et Claude Lelouch m’a offert un rôle. Quand je l’ai vu réaliser, j’ai pris conscience de ce que je voulais vraiment. Claude Lelouch a une façon très particulière de travailler : il ne donne pas le scénario si bien qu’on devient l’instrument de son histoire. C’est vraiment lui qui raconte une histoire et il est le seul à avoir une vision d’ensemble. Je voulais être de l’autre côté de la caméra. J’ai réussi l’écrit de la FEMIS mais quand ils m’ont demandé à l’oral si j’étais encore comédienne, j’ai dit oui au lieu de dire que je voulais être réalisatrice. Je n’ai pas été prise. Quoi qu’il en soit, je n’étais pas prête à refaire de longues études.
J’avais accepté un petit rôle dans le film de Cédric Klapisch Les poupées russes (2005), mais le premier jour du tournage, il m’a dit que je faisais trop jeune à l’écran. Il avait donné le rôle à quelqu’un d’autre et pour s’excuser, m’a proposé de rester sur le tournage, puis de déjeuner avec lui et c’est là que nous avons discuté. Klapisch avait remarqué à quel point j’étais heureuse d’être sur le tournage et de le voir travailler. Je lui ai dit que je voulais être réalisatrice et lui ai raconté mon parcours. Lui avait été à New York University. J’ai postulé et ai été prise dans une formation courte où j’ai vraiment eu la révélation. C’était une formation pratique où dès le deuxième jour on nous a mis une caméra 16 mm dans les mains et on nous a dit « filmez ». Beaucoup d’étudiants internationaux étaient inscrits dans cette formation à la fois théorique et technique. Je me suis sentie totalement à ma place à cet endroit-là, tout en étant consciente que j’avais énormément de choses à apprendre.
C’est à partir de là que j’ai complètement mis de côté le fait d’être comédienne. Je suis rentrée en France pour des raisons de visa, mais il n’existait pas d’équivalence au diplôme que j’avais validé outre-Atlantique. Du coup, j’ai essayé de travailler un peu et j’ai fait des stages en tant qu’assistante de production. J’ai été directrice artistique sur un moyen métrage mais je ne gagnais pas du tout ma vie. Je ne savais pas comment faire ce métier et encore moins comment en vivre. L’angoisse m’a poussée à postuler dans des facs de droit pour repartir aux États-Unis avec un visa étudiant.
Dans l’attente de la réponse, j’ai travaillé sur un projet de film. Il fallait que je cherche des sujets que j’avais envie de raconter si je voulais être réalisatrice. J’avais lu un article sur ces femmes nigérianes qui se trouvaient illégalement en transit au Maroc. J’ai contacté la journaliste qui avait écrit ce texte et elle m’a dit « si ça vous intéresse, venez ». J’ai pris un bus jusqu’en Espagne, puis traversé la Méditerranée pour arriver au Maroc. Une fois là-bas, je l’ai rappelée pour lui dire que j’étais sur place. Elle m’a présentée à ces femmes clandestines nigérianes et j’ai vécu avec elles pendant un mois. A chaque fois que je sortais ma caméra, les femmes se mettaient à danser mais elles ne me racontaient pas leur histoire. J’ai donc posé ma caméra pour vivre avec elles au quotidien jusqu’au moment où l’une de ces femmes m’a mis son bébé dans les bras et m’a dit « prends-le ». J’ai compris l’enfer qu’elles vivaient, la prostitution forcée dont elles étaient victimes. J’avais 24 ans et ne pouvais pas prendre ce bébé, mais si j’en avais 40 et que je n’arrivais pas à avoir d’enfants, je ferais quoi ? Je me suis dit qu’il y avait un vrai dilemme, une vraie histoire à raconter : la rencontre de ces deux femmes qui n’avaient rien à voir l’une avec l’autre et qui se retrouvaient autour de la maternité. J’avais mon sujet.
Le dossier d’inscription de l’université de Harvard devait inclure un essai juridico-politique. J’ai donc écrit sur le projet du film que j’étais en train d’imaginer. Quand Harvard m’a appelée pour m’annoncer que j’étais retenue, j’ai été face à un nouveau dilemme : toutes les autres facs où j’étais acceptée m’offraient des bourses, mais pas Harvard. Sur les conseils d’un ami que je ne remercierai jamais assez, je suis allée les voir pour leur expliquer mon projet de devenir réalisatrice. Ils m’ont dit très « à l’américaine » que certains cours étaient obligatoires, mais que je pouvais prendre tous les autres cours que je souhaitais pour écrire mon film. Ils m’ont même offert une bourse complète et c’est ainsi que je suis partie à Harvard où je me suis retrouvée à faire du droit ! L’université américaine ne fonctionne pas du tout comme l’université française et les premiers mois ont été très durs. J’ai eu des enseignants formidables comme Elisabeth Warren par exemple qui utilise la technique socratique avec ses étudiants. Elle lance une balle pendant le cours et l’élève qui la rattrape doit continuer le déroulé du cours. Il faut donc avoir bien compris de quoi on parle, et surtout avoir lu les 300 pages du programme avant d’arriver en classe. Si tu rates ton coup, tu es mal noté. J’ai rarement rencontré quelqu’un d’une aussi grande intelligence et vivacité d’esprit. A l’issue de cette année où j’ai quand même continué à écrire mon scénario, on m’a proposé un poste de rêve en droit du cinéma dans un très gros cabinet à Los Angeles. Le premier salaire était absolument dingue, avec appartement de fonction, voiture de fonction… un job que tous les américains voulaient mais je me suis dit que si je mettais un doigt dans l’engrenage, avec un tel niveau de salaire, je n’arriverai pas à revenir en arrière. J’avais aussi le sentiment qu’il fallait que je revienne auprès de mes parents. J’ai eu une bonne intuition car ils sont décédés très peu de temps après tous les deux. Bref, j’ai déchiré le contrat et je suis revenue en France.
A mon retour, j’ai obtenu un poste de « business affairs » lié à la production chez MK2. La relation avec le producteur ne se passait pas très bien et je ne suis pas restée longtemps. J’ai ensuite travaillé dans une SOFICA (Société de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel) où je m’occupais à la fois de la SOFICA et de la société de production qui avait créé la SOFICA. Cela a été une expérience formidable : je lisais des centaines de scénarii et je voyais quels films arrivaient à se faire produire. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait absolument aucune règle permettant de comprendre pourquoi un film se faisait ou pas. Ce n’est même pas une question de qualité du scénario. Il faut que les étoiles s’alignent : des acteurs, un producteur, un distributeur… Cette expérience m’a ouvert les yeux : il faut se décomplexer, ne pas se laisser freiner par sa propre exigence. On ne va pas écrire un chef d’œuvre du premier coup et de toute façon, ce n’est pas comme ça que ça marche.
Je suis restée à ce poste jusqu’au moment où je suis tombée enceinte. Mon mari souhaitait que j’arrête de travailler car je faisais beaucoup d’heures pour un salaire moyen. Je pense aussi que ça l’arrangeait que je m’arrête, mais moi j’avais envie de transmettre autre chose à mon fils. Je ne voulais pas rester sur un échec, il fallait que j’essaye, quoi qu’il en coûte. J’ai toujours été bonne élève, or le domaine artistique est beaucoup plus aléatoire et risqué. C’est quelque chose de mystérieux, et il faut accepter de lâcher prise et d’expérimenter. Je me le répète souvent car on ne peut pas faire une carrière sans obstacles ou difficultés. J’ai donc arrêté de travailler pour la SOFICA et puis j’ai mis 8 ans à faire mon premier film. Personne n’y croyait plus. Mon ex-mari était, je crois, très content que je reste à la maison avec les enfants et il pensait que je ne concrétiserai jamais ce projet. La plupart des gens me prenaient pour une folle, une femme au foyer qui se raconte qu’elle peut faire des films, mais j’ai quand même réussi.
Delphine Letort : Comment as-tu fait pour leur donner tort ?
Nathalie Marchak : J’avais fait lire mon scénario qui commençait à convaincre et j’avais même gagné un prix. Un directeur de production qui voulait devenir producteur avait même mis une option dessus, mais il se trouve que j’ai eu la mauvaise idée de tomber enceinte de mon deuxième enfant. Il m’a tout de suite dit qu’il n’allait pas renouveler l’option, « ni payer mon congé maternité ». On en était encore au stade de l’écriture et je pouvais très bien écrire enceinte… Résultat : j’ai mis mon deuxième fils au monde et je me suis tournée vers un deuxième producteur. Je suis très reconnaissante à cet homme qui a flashé sur l’histoire et m’a acheté le scénario à un bon prix. C’était un contrat à 60 000€ avec 20 000€ dès la signature. C’était une telle reconnaissance professionnelle. C’était l’année, il a eu un César avec Le cochon de Gaza (Sylvain Estibal, 2011), mais malheureusement il avait des problèmes d’alcoolisme et il a mis la clé sous la porte. Je suis donc repartie avec mon scénario sous le bras. Un autre producteur a pris une option sur le scénario remanié qu’il a présenté à un comité de Canal +. Cela n’a pas marché mais j’ai demandé à parler à la personne en charge des projets et des acquisitions chez Canal +. Elle m’a expliqué très simplement que mon film était en compétition avec Les chevaliers blancs de Joachim Lafosse avec Vincent Lindon. J’ai compris que le contexte avait été défavorable pour mon projet. Je commençais à mieux cerner les difficultés que j’allais devoir affronter : c’était mon premier film et mon actrice, Alexandra Lamy, était perçue comme une actrice de comédie. Son nom ne convainquait pas pour un film dramatique et j’ai dû lui expliquer qu’il fallait mieux abandonner notre collaboration. Alexandra Lamy a eu l’intelligence de me dire que je pourrai la rappeler si besoin au dernier moment. Audrey Fleurot a accepté le rôle. J’ai finalement coproduit le film après avoir miraculeusement réussi à lever un million et demi d’euros en fonds privés. Je déjeunais un jour avec un banquier à qui je confie que le film coûtait 3 millions et que si on m’en donnait un seul, je pourrais lever les deux restants. Il a lu le scénario et a accepté de me donner un million ! Je n’ai pas réussi à lever les deux autres mais par contre, j’ai finalement obtenu le soutien de Canal + en mettant en avant la présence d’Audrey Fleurot dans le casting. Une femme qui siégeait dans le comité de Ciné + a adoré le scénario et le film s’est financé petit à petit. Mon investisseur a risqué 50 000€ pour qu’on engage les équipes avant même d’avoir la réponse de Canal +. Il fallait qu’on donne l’impression que le projet était lancé et ça a marché. Au dernier moment Audrey Fleurot a dû abandonner le film et j’ai rappelé Alexandra qui a tout de suite accepté de revenir. Ce film est une longue aventure ! L’acteur suédois Michael Nyquist devait jouer le premier rôle masculin mais 10 jours avant le tournage, il m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait un cancer. J’ai dû le remplacer au pied levé. C’était terrible, il était encore jeune.
Delphine Letort : Donc le film a vu le jour ?
J’ai beaucoup appris en faisant ce premier long métrage : Par Instinct (2017) est un film populaire sur un sujet anxiogène (la migration clandestine au Maroc) avec une actrice de comédie (Alexandra Lamy). En termes de positionnement, cela a compliqué le travail des partenaires, notamment des distributeurs. J’ai fait plein d’erreurs dans ce film, mais ça m’a confortée dans le fait que je voulais faire ce métier. Beaucoup de gens ont une longue carrière avant d’être reconnus. Justine Triet a fait des films avec peu d’entrées avant Anatomie d’une chute (2023). C’est normal en fait de chercher son style, d’apprendre à raconter une histoire. Si un échec fait du mal à tout le monde, j’ai l’impression que c’est différent pour les hommes. J’avais été impressionnée par l’histoire de Thomas Lilti : il nous avait raconté aux Rencontres Cinématographiques de l’ARP que son premier long métrage avait fait 3 000 entrées, mais qu’il s’en était remis assez rapidement. Des producteurs lui ont refait confiance et il a pu réaliser Hippocrate (2014). Je me pose la question de savoir si une femme qui fait peu d’entrées est traitée de la même manière ? Par Instinct n’a pas été un succès commercial et j’ai parfois eu l’impression qu’on m’évitait alors qu’il a été sélectionné au Festival de Cannes. Il faut savoir digérer un échec et ne pas avoir un ego trop développé. Mon film n’était pas parfait et j’ai senti une absence de reconnaissance par la critique, mais j’ai aussi reçu des messages très encourageants de spectateurs qui ont été touchés par l’histoire. Le rythme et l’esthétisme du film, plus anglosaxon, n’ont pas été apprécié par la critique cinéphile. Par Instinct ne collait pas avec la façon dont on raconte l’histoire des migrants en France. Le thème est habituellement traité de façon beaucoup plus misérabiliste. Le fait que j’avais un petit distributeur a aussi été en ma défaveur : le film n’a pas été distribué en province. J’aurais peut-être dû me battre pour qu’il en soit autrement car le verdict de la salle est déterminant pour la vie d’un film.
L’idée des siffleurs (2022) m’est venue à peu près à la même période et j’ai eu la chance de vendre le projet très rapidement. Je regardais des séries depuis un moment, mais elles n’avaient pas encore pris l’ampleur qu’elles ont aujourd’hui. Je me suis intéressée à la télévision parce j’avais envie de travailler, de tourner, quelque que soit le support. J’avais besoin que ce métier me fasse vivre d’autant plus que je me suis séparée à ce moment-là. C’est très compliqué de vivre de ce métier. On peut être bien payé quand on tourne, mais les périodes de développement et d’écriture sont rémunérées au lance-pierre et on ne maîtrise pas la durée des périodes d’écriture. Il faut donc être capable de tenir financièrement. Je pense que beaucoup de femmes lâchent à cause de la précarité financière du métier. J’ai observé que tous mes amis réalisateurs (y compris ceux qui n’ont pas encore fait de longs métrages) ont des propositions pour tourner des publicités. Il y a des moments où faire des films de publicité permet de vivre entre deux films. J’ai donc contacté une agence de publicité française et j’ai été reçue pour un café, mais ils n’ont pas pris le temps de regarder mon travail. Je n’ai même pas été recontactée alors que je suis capable de tourner n’importe quelle pub. J’ai l’impression que mon expérience ne compte pas. Comment peut-on devenir réalisatrice si on ne nous donne pas les mêmes chances ? Les inégalités viennent aussi des réseaux dans lesquels on évolue. En tant que femme divorcée ayant la responsabilité de deux enfants, je ne peux pas participer aux soirées mondaines où se constituent ces réseaux. Je ne peux pas non plus assister à tous les festivals et je pense que de nombreuses femmes sont dans la même situation. Les hommes séparés ont en général des femmes ou des mères pour les aider ; je ne connais pas d’homme qui soit « bloqué » par leur rôle de père. J’ai une amie dont le mari est cinéaste et je constate qu’il n’a pas beaucoup vu ses enfants dans sa vie. Le fait d’être un homme ou une femme a une incidence quelque part. Je n’ai pas reçu beaucoup de propositions malgré le succès commercial et critique des Siffleurs. Est-ce que les gens savent que je suis maman et pensent que je n’aurai pas la disponibilité nécessaire ? Peut-être. Jusqu’à récemment, ma situation personnelle compliquait les possibilités de tournage en province ou à l’étranger. Maintenant que mes enfants sont plus grands, cela devient plus simple.
Anne Crémieux : Quel rôle ont les femmes dans tes équipes et avec quels impacts ?
Nathalie Marchak : Le sexisme se voit dans la manière dont les équipes sont constituées, mais il y a aussi les affinités personnelles. Je trouve que c’est bien d’avoir un équilibre homme-femme aux postes clés sur un tournage. J’ai adoré travailler avec David Cailley sur Par Instinct (il a reçu le César de la meilleure photographie en 2024). Je ne pense pas du tout que son approche traduise un « male gaze » et j’ai pu l’embarquer dans mon regard. Je ne suis pas une réalisatrice qui laisse son directeur de la photo découper les plans à sa place. Je sais exactement ce que je veux même si évidemment on débat et on discute des propositions. J’ai travaillé pour la première fois avec une directrice de la photographie sur Les siffleurs. Marie Spencer était elle-même mère de trois enfants dont elle avait la charge totale et elle ne pouvait pas partir de Paris. C’était inespéré pour elle comme pour moi d’avoir un tournage sur Paris et la région parisienne. Ce qui était très agréable, c’est qu’on ne se jugeait pas entre nous. Si elle recevait un appel de ses enfants et qu’elle devait gérer la situation à distance, elle savait que je n’allais pas la juger là-dessus, et inversement. Ce n’est pas toujours le cas ; certains techniciens vous font sentir leur agacement, mais c’est surtout une question de personnalité. A l’époque du tournage des Siffleurs, je partais à 6h du matin et je revenais chez moi le soir vers 21h ou 22h. J’avais une nounou mais elle est tombée elle-même enceinte et nous a laissés en plein tournage. J’ai dû trouver quelqu’un d’autre que mes enfants ne connaissaient pas, mais tout s’est très bien passé. Mes fils ont été mes plus grands soutiens. Ils étaient heureux de me voir heureuse.
Anne Crémieux : Il t’est arrivé de devoir recadrer des membres de ton équipe ?
Nathalie Marchak : Il m’est arrivé par exemple de ne pas garder un premier assistant dont j’ai senti qu’il faisait ce qu’on appelle du « mansplaining ». C’était sur mon premier film et même si je débutais, je ne pouvais pas laisser faire. J’avais besoin de quelqu’un qui allait m’apporter son expérience et son expertise, mais qui allait aussi respecter ma vision. Je ne pouvais pas me retrouver face à quelqu’un, homme ou femme, qui allait être dans un rapport de pouvoir avec moi. Un tournage, c’est basé sur du relationnel.
Anne Crémieux : Dans quelle mesure est-ce que tu impliques ton équipe dans l’élaboration du discours et scénario du film ?
Nathalie Marchak : Il faut donner du sens à ce qu’on fait. Avec Les siffleurs, on a réussi à faire partager le ressenti par toute l’équipe. J’expliquais à chaque fois ce que je voulais raconter avec tel placement de caméra ou tel mouvement de caméra. Je parlais aux chefs machinaux pour leur dire quelle impression je souhaitais créer. Je dirigeais également les acteurs devant l’équipe, ce qui n’est apparemment pas courant. Les membres de l’équipe à la fin du tournage étaient très contents, ils avaient eu l’impression d’être impliqués.
Anne Crémieux : En expliquant ce que tu fais, tu leur ouvres aussi les yeux sur ce qui est fait par d’autres. C’est une forme de sensibilisation.
Delphine Letort : Il y a des scènes de viol dans tes deux films (Par Instinct et Les siffleurs). Comment est-ce que tu as choisi de filmer ? Est-ce que tu as pensé avoir des coordinateurs d’intimité comme cela se fait aux États-Unis ?
Nathalie Marchak : On n’en parlait pas du tout en France à ce moment-là, mais c’est intéressant parce que je n’ai pas du tout abordé le tournage de ces scènes de la même façon dans les deux films. Je ne voulais surtout pas érotiser le viol dans Par Instinct. Le filmage de la scène a surtout été dicté par mon empathie vis-à-vis de l’actrice. Il se trouve que cette scène était la première scène de tout le tournage. L’actrice est arrivée la veille à minuit et on a commencé à 6h du matin dans le désert. En fait, c’est mon empathie pour la femme qui m’a fait réfléchir : je ne pouvais pas la dénuder et lui faire vivre ce viol. En plus, l’homme qui devait la violer était un figurant, ce n’était pas un acteur. C’était impossible, je ne pouvais pas laisser cette jeune femme se faire agresser sur mon tournage. J’ai tourné la scène de manière à ce que ce ne soit pas une agression pour elle : elle n’était pas dénudée, ce qui a pu enlever du réalisme dans l’absolu, mais cela m’importait peu. On ne voyait pas son corps. Pour Les siffleurs, c’était différent car j’ai vraiment intellectualisé la scène d’agression avant le tournage. C’était aussi différent parce que je l’ai vécue cette scène. Je voulais raconter ce viol de l’intérieur pour que les spectateurs et spectatrices soient tout le temps avec la jeune femme, dans sa tête, dans sa peau, à chaque moment. Il fallait qu’ils partagent son point de vue, ses émotions et son vécu. Il était hors de question d’érotiser l’agression. Cela ne m’intéressait pas du tout de faire vivre ce genre de scène à une jeune actrice. Ce qui n’est pas toujours le cas sur les tournages, je pense.
Anne Crémieux : Tu l’avais fait par instinct !
Nathalie Marchak : Oui ! Par instinct ! C’est important de le dire car le ressenti d’une femme n’est pas forcément le même que celui d’un homme et on va filmer les choses différemment. C’est là que ça devient intéressant, c’est là qu’on donne une autre vision du monde.
Anne Crémieux : J’ai été assistante sur des films où il y avait des scènes de sexe et on faisait sortir la plupart de l’équipe (moi par exemple) si bien qu’il restait uniquement des hommes. L’équipe technique restreinte restait autour d’un couple dans un lit. Ce n’était pas une scène d’amour, mais je me souviens que ça m’avait choquée : sous prétexte de protéger la femme et son intimité, ceux qui restent sont des hommes. Je me demande si c’est important en terme du regard qui se pose sur la scène ?
Nathalie Marchak : Je dirais deux choses : premièrement, si demain on me proposait un coordinateur d’intimité pour tourner une scène érotique, je n’aurais aucune hésitation à y avoir recours. J’ai entendu dire que c’était un intermédiaire qui empêchait la créativité, mais je ne me sens pas du tout menacée parce que mon objectif dans ce type de scènes est que les acteurs et actrices se sentent bien. Je peux ne pas être d’accord avec certains choix, mais l’objectif du coordinateur d’intimité est d’aider l’acteur ou l’actrice à se sentir en confiance, ce qui est aussi mon travail. C’est un interlocuteur de plus pour essayer de faire en sorte que ce soit cadré. Et inversement, c’est compliqué de se dire qu’il faut choisir des femmes (par exemple une directrice de la photographie ou une femme électro) uniquement pour filmer ce genre de scènes. Je n’ai pas envie de faire ça non plus.
Est-ce que je dois donner le poste à une femme parce qu’elle a un regard plus féminin ? J’ai envie de dire qu’il faut surtout choisir des gens extrêmement respectueux et éventuellement prendre un coordinateur d’intimité pour que l’actrice ou l’acteur se sente libre. Le dernier tango à Paris (Bernardo Bertolucci 1972) est un douloureux exemple de dérapage. L’intimité est violée quand l’acteur ou l’actrice se retrouve à faire des choses pour lesquelles il ou elle n’a pas donné son accord. Je l’ai vécu en tant que jeune actrice : j’avais fait une toute petite apparition dans une série qui s’appelait SOS 18. C’était une scène dans un lit mais j’étais topless ; le chef op m’avait juré que j’étais à contrejour et qu’on ne verrait rien. Je ne sais pas comment ils ont fait, mais à la télé on voyait tout. Je n’avais pas donné mon accord pour ça, c’est une sorte de trahison. Je trouve donc que c’est bien si quelqu’un veille au respect de la personne et de ses souhaits.
Certains films de femmes sont totalement empreints de « male gaze » et à l’inverse, certains films d’hommes (comme ceux de James Cameron) adoptent le « female gaze ». Je pense que la question du regard, que le réalisateur soit un homme ou une femme, dépend de sa conscience de ces problématiques. Les femmes peuvent aussi tourner des scènes d’amour ou de viol de manière érotique, ce n’est pas réservé aux hommes. Tout dépend de comment la scène est filmée. C’est la responsabilité du réalisateur et de son regard. L’équipe doit suivre, mais c’est le réalisateur ou la réalisatrice qui est capitaine.
Anne Crémieux : Tu as l’impression qu’il y a une vraie différence entre être un homme ou une femme réalisatrice ?
Nathalie Marchak : Je ne sais pas s’il y a une vraie différence pour être parfaitement honnête. Je connais des hommes qui n’ont pas encore fait leur premier film alors qu’ils ont du talent. Les femmes qui arrivent à réaliser des films sont de plus en plus visibles. Je dirais que le métier est encore assez masculin, notamment aux postes de pouvoir, et ce qui peut freiner c’est quand il y a des éventuels risques de rapport de séduction. Ce n’est pas forcément un rapport de séduction vécu, mais parfois je sens simplement qu’un homme est gêné d’être en face de moi. Je ne sais pas comment le dire, mais on n’arrive pas à connecter professionnellement parce que la rencontre n’est peut-être pas au bon endroit. En tant que réalisatrice, j’ai souvent ressenti cette ambiguïté. Il faut faire les bonnes rencontres et c’est plus difficile quand on est une femme. Le fait que j’aie moins de liberté en tant que maman et que je ne sois pas de nature hyper mondaine me coupe de tout un réseau. Je ne peux pas être présente dans tous les festivals ou assister aux soirées qui facilitent les échanges au sein de la profession, mais ça m’oblige aussi à me recentrer sur ce que je veux vraiment faire et raconter. Je ne sais pas la perception qu’ont les gens à l’extérieur, mais j’étais étonnée que mon téléphone ne sonne pas après Les siffleurs qui a été un très gros succès. Est-ce que ça sonnerait plus si j’étais un homme ?
Delphine Letort : Tu as l’impression que tu dois être un peu plus proactive dans la quête de producteurs ?
Nathalie Marchak : Oui. Il y a aussi un élément de contexte. A cause du format 2 x 90 minutes, Les siffleurs n’a pas pu faire les festivals. Or c’est souvent dans les festivals que se font les rencontres. Par contre, j’ai reçu le trophée du médiaClub’Elles et je suis très heureuse de cette reconnaissance qui d’un coup a accru ma visibilité. C’est la même chose quand un projet est sélectionné en festival, les gens viennent à nous. Donc c’est peut-être aussi juste ça. J’en ai tiré quelque chose à titre personnel : quoi qu’il arrive, la seule chose qui compte c’est de faire les choses. Donc si à un moment donné mon téléphone ne sonne pas, je vais développer les projets sur lesquels j’ai envie de travailler, puis je vais aller chercher les bonnes personnes. Je pense qu’il ne faut pas s’arrêter au premier obstacle, c’est un métier qui demande beaucoup de résilience. On essuie des refus en permanence et il faut être capable de relativiser, de s’autoriser l’échec.
Anne Crémieux : Est-ce qu’il y a des cinéastes que tu admires (hommes ou femmes) ?
Nathalie Marchak : Je me souviens de Jane Campion que j’avais croisée à Cannes. Je me suis retrouvée à un dîner avec elle et je suis allée la voir. Je n’avais pas encore fait mon premier film et j’ai parlé avec elle parce que j’adore ses films. Elle dégage une énergie incroyable. Elle m’a pris la main et elle m’a dit « tu vas y arriver et peu importe ce que vont dire les gens, moi je sens tes films, tu les portes en toi et tu vas y arriver ». J’y repense souvent et je regrette qu’il n’y ait pas assez de communication entre les réalisateurs. C’est un peu ce que je trouve à l’ARP (Société civile des Auteurs Réalisateurs et Producteurs) : la possibilité d’être avec d’autres cinéastes, ça me sort de mon isolement. En fait, on se rend compte que c’est un métier difficile pour tout le monde, où on est remis en question en permanence. A chaque film on recommence à zéro. Ce n’est pas grave mais il faut pouvoir tenir financièrement et ça c’est quand même un vrai sujet. Beaucoup de femmes vont décider d’arrêter soit parce qu’il faut donner la priorité à l’un ou à l’autre dans un couple par rapport aux enfants, soit parce que c’est très dur et même assez violent comme métier. Il faut être capable d’encaisser beaucoup de choses émotionnellement.
Delphine Letort : Tu as pensé partir aux États-Unis ?
Nathalie Marchak : Mon prochain projet est justement un film en anglais. N’habitant ni à Londres ni à Los Angeles, c’est plus compliqué d’avoir accès aux talents, mais cela m’intéresse de tourner en anglais et de me dire qu’on peut potentiellement toucher plus de monde. Ceci dit, d’autres projets ne s’y prêtent pas forcément. J’ai écrit un autre film avec un décor et cinq personnages que j’ai pensé pour la France. Je suis quand même très heureuse d’être en France car on a un système qui est exceptionnel (et c’est ce que j’essaie de défendre d’ailleurs à l’ARP), il est extrêmement protecteur des auteurs, de la liberté artistique, du droit moral de l’auteur. Je connais beaucoup de gens qui sont partis aux États-Unis et sont revenus échaudés parce que tu perds ton Final Cut. C’est ce qui se passe un petit peu partout de plus en plus avec les plateformes de streaming.
Anne Crémieux : Les réalisatrices et réalisateurs me disent souvent que tu n’arrives peut-être pas à faire ton film en France, mais au moins il n’y a pas cette culture du compromis. C’est quand même les états-uniens qui ont inventé le « director’s cut » pour compenser le fait qu’en réalité, le film en salle est complètement différent de ce qu’avait prévu le réalisateur.
Il y a quand même toujours des compromis à faire parce qu’en France, le Final Cut appartient conjointement au producteur et à l’auteur. Sur mon premier film par exemple, j’ai l’impression d’avoir fait plein de compromis pour satisfaire le distributeur par exemple. C’est donc très important de bien affiner sa vision et de savoir ce qu’on veut faire. On est un peu protégé mais c’est en train d’être remis en question par le développement de l’IA. La position de la France est problématique, on essaie quand même de protéger l’auteur, on a cette conception, mais la technologie n’est pas en notre faveur.
Delphine Letort : Est-ce que tu as essayé ou serais intéressée pour travailler pour les plateformes ?
Nathalie Marchak : Oui et non. En fait ça dépend des projets. J’ai un projet de comédie romantique qui typiquement peut être pour une plateforme. J’ai eu des retours d’ami.e.s réalisateurs ou réalisatrices qui travaillaient sur des « commandes » uniquement financées par les plateformes avec un vrai rapport de force au montage. Quand on a un seul payeur, il a tout le pouvoir, c’est son produit et ça devient compliqué. Donc évidemment que ça fait peur : à quel moment tu perds ton film ? Si demain Justine Triet tourne un film pour une plateforme, je pense qu’elle sera tranquille car ils achètent une signature. Mais quand tu n’es pas encore une signature, dans quelle mesure ton producteur ou ta productrice va pouvoir te protéger ? Si tu viens avec une star parmi tes acteurs et tes actrices, cela te donne aussi du pouvoir. C’est une stratégie.
Anne Crémieux : Tu as bien expliqué que tu étais actrice et que tu as choisi d’être réalisatrice. Envisages-tu de jouer dans tes propres films et inversement, de promouvoir les projets des femmes ou d’autres personnes ?
Nathalie Marchak : J’avais complètement mis ma carrière d’actrice de côté et puis dans Les siffleurs je me suis retrouvée à faire des petites voix de journaliste. Je me suis dit qu’entre deux tournages, pourquoi pas ? Ne pas être en charge de tout, être un peu pouponnée… Sauf que je n’ai pas du tout envie d’aller courir des castings et je n’arrive pas à m’écrire des rôles pour moi. Quand j’écris une histoire, j’écris un personnage, je ne me vois pas dans le rôle.
Delphine Letort : Tu n’aurais pas pu jouer la flic dans Les siffleurs ?
Nathalie Marchak : J’étais trop jeune. Elle devait vraiment avoir une cinquantaine d’années pour que ce soit crédible. Et je pense que le film n’aurait pas été financé. Moi, Nathalie Marchak, en tant qu’actrice je ne vaux rien. Dans le film que j’écris en ce moment avec un seul décor, il y a le petit rôle d’une amie et je me suis dit que je pourrai peut-être le jouer – en fonction de l’actrice qui jouera le rôle principal. Mais si je ne le fais pas, ce n’est pas grave. Quant à produire les projets des autres, cela me plairait de soutenir et d’aider d’autres gens mais aujourd’hui j’ai encore trop de choses en moi, j’ai trop de films en tête à écrire et à raconter pour avoir en plus le temps de produire d’autres gens. Mais pourquoi pas un jour ?
Delphine Letort : Tu peux nous parler de ce que tu fais pour l’ARP ?
Nathalie Marchak : L’ARP est une organisation considérée comme un syndicat qui regroupe les auteurs, réalisateurs et producteurs. Elle a été fondée il y a plus de 30 ans par Claude Berry, Claude Lelouch, Costa-Gavras, Agnès Varda, entre autres, pour défendre la liberté expression et l’exception culturelle qui est d’ailleurs un concept créé par l’ARP. Elle essaie de préserver et d’améliorer ou d’optimiser notre système de financement français au niveau de la France et de l’Europe. J’ai rejoint l’ARP par engagement et je suis heureuse d’y retrouver d’autres cinéastes. J’ai débarqué aux Rencontres cinématographiques avant d’avoir fait Par Instinct. J’avais levé un million d’euros mais je n’arrivais pas à avancer et j’ai parlé à Claude Lelouch qui m’a dit « mais avec 1 million, tu peux le faire ! Lâche rien ! ». On a besoin de cette énergie, on est trop isolé. ’ARP est donc un lieu d’échange et de partage, puis c’est aussi une façon pour moi de rendre un peu de mon temps au collectif. J’aime l’idée de pouvoir contribuer au collectif et de protéger le système de financement du cinéma français et européen. Ma formation juridique initiale me permet de comprendre ces enjeux et ça me permet d’utiliser cette formation pour l’intérêt général.
Anne Crémieux : Et alors la question bombe, dans cette belle famille du cinéma français, c’est de demander l’impact du mouvement #MeToo ?
Nathalie Marchak : Les tournages ont commencé à être impactés avant le #MeToo du cinéma. Une procédure a été mise en place sur les tournages pour lutter contre le harcèlement : c’est une personne qui est nommée référent harcèlement sur un tournage et vers laquelle tout le monde peut se tourner. Apparemment c’est assez efficace. Il y a eu un cas où le réalisateur a été isolé complètement pour que le tournage continue. Les assurances commencent à prendre en charge l’arrêt de tournage en cas de problème d’agression ou de harcèlement. Le cinéma a pris les choses en main pour formaliser les procédures. Au-delà du constat d’agression ou de harcèlement, qu’est-ce qui dans notre métier comme dans la société toute entière, fait qu’on a considéré normaux des comportements qui ne l’étaient pas ? Oui, c’est une bombe : on se rend compte que tout ça ne doit plus exister, que ce n’est plus acceptable. C’est un bouleversement extrêmement salutaire. Une des raisons aussi pour lesquelles je n’ai pas continué à être actrice, c’est parce que je me sentais en danger. Je sentais que j’étais forcément là pour incarner un objet de désir et c’était totalement en contradiction avec ma personnalité. J’étais sensuelle à 20 ans, mais j’étais aussi très intello et je n’avais pas du tout envie de jouer le rôle d’une poupée sexy. Je n’avais pas envie de ce type de rôle, mais je savais que c’était ce qu’on me demanderait à cause de mon physique et de ce que je dégageais. Je me sentais à la merci du désir des réalisateurs et dans des conditions où clairement même s’il n’y avait pas forcément de viol ou d’agression ou d’obligation, ça faisait partie du système. Si je n’avais pas envie de jouer ce jeu-là, il fallait mieux que je ne reste pas comédienne. Je suis très heureuse de ce qui est en train de se passer parce que ça me permet de mettre les mots sur ce que j’ai vécu. Je ne pense pas que je l’avais vraiment conscientisé. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais arrêté d’être comédienne parce que je sentais qu’il aurait fallu que je couche, que je passe à la casserole, alors que je n’avais pas envie. C’est bien de pouvoir le dire maintenant : on devrait pouvoir être actrice ou acteur sans avoir à se soumettre à des prédateurs sexuels.
Anne Crémieux : Des historiennes du cinéma ont cherché à démontrer qu’avec l’industrialisation du cinéma dès le début du 20e siècle, et les gros enjeux d’argent, les femmes cinéastes sont évincées et leur vision disparaît alors même que leurs films gagnaient de l’argent aussi, notamment auprès d’un public familial. Il y a un moment tu as dit qu’une femme avait lu ton scénario et l’avait défendu. Cela rejoint ce que disent les réalisateurs et réalisatrices noir.e.s par rapport à leur films tellement souvent jugés par des blancs.
Nathalie Marchak : C’est intéressant ce que tu dis parce j’avais été sidérée par des retours de lecture lors de la présentation de Par Instinct aux comités de l’avance sur recettes. Certaines remarques portaient sur le fait que les personnages masculins n’étaient pas assez développés. Mais c’était délibéré : j’avais choisi le point de vue de mes personnages féminins. Si tu prends l’exemple du film Frantic (Roman Polanski, 1988) : même si sa femme est kidnappée, le récit reste avec Harrison Ford et pourtant l’histoire de la femme aurait pu aussi être intéressante. Le film pourrait être sur elle, sauf que le réalisateur a choisi d’être avec lui. Dans mon film, j’ai choisi d’être avec le personnage féminin et son mari qui reste à Paris est secondaire. Elle lui parle au téléphone deux fois, mais ce n’est pas lui le sujet. Je me fiche de savoir comment il vit l’annonce de sa fausse couche à elle. Ces retours m’ont laissée perplexe. Donc oui, évidemment que l’identité de la personne qui va lire le scénario, c’est déterminant. Cet homme qui a financé le film après avoir lu le scénario, sans doute a-t-il apprécié l’histoire mais je crois surtout qu’il a fait le pari sur moi, sur mon parcours, mon énergie. C’était à ça qu’il croyait plus qu’autre chose.